Episode 6

Malgré la distance qui nous séparait de Rugbura, Husker refusa de nous céder le volant, résolu à conduire jusqu’aux portes de la ville où les Orcs de Ceron devaient déjà nous attendre, prêts à passer à l’action. Jamais je ne l’avais vu ainsi, le visage déformé par une colère qu’il tentait en vain de déguiser en détermination, le regard noir, que même la fatigue ne parvenait pas à faire dévier de la route poussiéreuse. J’appris ce jour les limites de Husker : son frère.
Jose, balançant doucement son pied à l’extérieur du 4X4, ne semblait pas prendre part à mon inquiétude concernant notre ami, sans grande surprise. C’est donc avec Tarrus que je tentai de la partager d’un regard, qui s’avéra cependant plus menaçant que je l’aurais voulu. Plus j’en apprenais au sujet du mystérieux inconnu, plus je regrettais de lui avoir si facilement accordé ma confiance à notre rencontre sous le Désert des Ombres.
Derrière nous, ainsi que de chaque côté, les vieilles voitures Dimzadaises improvisées chars de guerre nous suivaient de près dans l’assourdissant vrombissement des moteurs qui n’avaient pas tourné depuis des années et n’avaient certainement pu démarrer que par miracle.
VISALA : Comment vont réagir les habitants de Rugbura en voyant arriver tout ça ?
TARRUS : Ils penseront que Dimzad leur déclare la guerre.
VISALA : Et c’est censé être une bonne chose ?
TARRUS : J’arrangerai la situation une fois que nous aurons récupéré Flux et Cavil.
VISALA : Ceron a tout prévu, n’est-ce pas ?
N’ayant pas manqué la méfiance et la pointe de sarcasme que j’avais pris soin de rendre aussi évidents que possible dans ma voix, Tarrus se tourna vers moi et sembla à nouveau implorer secrètement ma coopération.
TARRUS : Fais-moi confiance. Tout sera bientôt plus clair.
Toujours aussi concentré sur la route, Husker sortit de son inhabituel -- et particulièrement inquiétant -- silence, s’adressant sèchement à l’Orc que nous n’avions d’autre choix que de suivre aveuglément.
HUSKER : Nous te faisons confiance pour le moment. Mais si ton plan ne fonctionne pas exactement comme prévu, tu seras le premier dans mon viseur. Et je n’ai jamais eu de balle perdue.
Malgré le peu de sympathie que m’inspirait Tarrus, je m’empressai de changer de sujet, soucieuse de ne pas nous mettre à dos la seule personne capable de nous aider.
VISALA : Quel est ton plan, alors ?
Ignorant la remarque de Husker, l’Orc ne sembla que trop soulagé de saisir l’opportunité de répondre à ma question, manifestement bien conscient qu’il ne serait pas à son avantage si la conversation poursuivait trop longtemps son cours actuel.
TARRUS : Les quartiers généraux de Worekz se situent en plein coeur de Rugbura. Ses hommes constituent la seule forme de défense de la ville, ce qui est la principale raison de son influence, même sur le maire, et ils nous attendent déjà.
VISALA : Mais nous avons Dimzad avec nous.
TARRUS : Les mercenaires de Worekz sont mieux armés, férocement entraînés et plus nombreux. Une attaque frontale est perdue d’avance.
VISALA : Mais ?
TARRUS : Worekz a fait construire sa base d’opérations sur d’anciens tunnels souterrains qui lui servent d’issue de secours en cas d’urgence.
Je laissai échapper un soupire exaspéré.
VISALA : Encore des tunnels ?
TARRUS : Il pense être le seul à avoir connaissance de ces passages secrets. Même ses hommes n’en ont jamais entendu parler à l’exception de son équipe de sécurité personnelle.
VISALA : Laisse-moi deviner : Ceron les connaît aussi ?
TARRUS : Oui. Nous infiltrerons ses quartiers pendant que nos troupes et celles de Dimzad occuperont les défenses de Worekz. Ils ne se douteront de rien. Les gardes du corps de Worekz tenteront tout pour protéger leur patron, nous serons obligés de les tuer. Une fois seul, il n’aura d’autre option que de se rendre et d’ordonner à ses mercenaires de cesser le feu avant que la bataille ne provoque trop de pertes inutiles.
VISALA : Et s’il ne se rend pas ?
HUSKER : Il y repensera à deux fois la prochaine fois qu’il voudra s’attaquer à Dimzad.
TARRUS : Ses hommes n’abandonneront pas s’il ne donne pas l’ordre. Nous avons besoin de lui vivant.
Il plongea son regard dans le mien, tentant à nouveau de me convaincre qu’il savait bien ce qu’il faisait et que je devais lui faire confiance.
TARRUS : Il se rendra. Vous en avez ma parole.
Toujours aussi sceptique, je l’ignorai et me tournai vers Jose, qui n’avait pas détourné les yeux du maintenant familier paysage désertique qui s’offrait à nous dans la pénombre, semblant se répéter infiniment. Son léger sourire témoignait de son calme imperturbable, et son inexplicable discrétion, même malgré toutes les opportunités que Tarrus lui avait données de le corriger en mentionnant à plusieurs reprises les “hommes” de Ceron, m’intriguait et me donnait enfin l’occasion de penser à un sujet moins troublant.
VISALA : Qu’est-ce que tu regardes ?
Il passa un bras autour de mes épaules et pointa du doigt quelque part vers le ciel.
JOSE : Là. Tu vois ?
Je fronçai les sourcils, tentant d’habituer mes yeux à l’obscurité, et finis par discerner ce qu’il semblait vouloir me montrer.
VISALA : La Chute du Mort.
Maintenant loin derrière nous, disparaissant lentement à l’horizon, j’apercevais tout juste le sommet du mont le plus haut de Cylos, où Jose m’avait emmenée le jour de notre rencontre, il y avait maintenant plusieurs mois. Je souris légèrement en repensant à ce moment, où plus aucun problème n’avait d’importance, et l’espace de quelques instants, j’en oubliai Rugbura et Ceron et Worekz et la longue nuit qui nous attendait encore.
Je laissai tomber ma tête contre le Meastien et fermai les yeux, épuisée et consciente que j’aurais besoin de forces pour affronter la suite des événements.
JOSE : Au fait, je crois que ce bulard ne comprendra vraiment jamais la différence entre un humain et un orc...
Je m’endormis dans un ricanement.

Le bruit des coups de feu au loin me sortit de mon sommeil en sursaut, et Jose se tenait devant moi, le visage presque collé au mien.
JOSE : Il faut qu’on bouge.
M’attrapant par la main, il me souleva de la banquette arrière de la voiture et m’entraîna rapidement quelques mètres plus loin, vers un rocher derrière lequel Husker et Tarrus étaient déjà cachés, leurs armes à la main.
Si je m’étais accoutumée aux réveils précipités depuis le début de mon aventure aux côtés des Slayers, rien ne m’avait préparée à l’invivable chaleur qui manquait de m’étouffer à chaque souffle alors que le soleil était encore loin sous l’horizon. Même Dimzad et Malthura me semblaient relativement tempérés en comparaison. Si mon passé Thalionnais n’était maintenant déjà plus qu’un vague souvenir, mes cours de géographie à l’université me revinrent soudain en flash, et je compris enfin pleinement pourquoi la grande majorité de la population de Rugbura était constituée d’Orcs : aucun humain normal ne pouvait supporter longtemps un environnement si hostile.
Jose me poussa contre la pierre chaude et me força à m’accroupir à l’abri de la fusillade qui bien que lointaine témoignait du début d’une bataille à laquelle aucun des deux camps ne s’était attendu.
C’était une expérience unique. Etrange et désagréable, même si je ne m’en rendais pas tout à fait compte, encore un peu endormie. J’avais fini par m’habituer aux armes à feu depuis mon départ d'Odysée, mais ceci était différent : étrangement, la distance ne faisait qu’amplifier le sentiment de vulnérabilité que chaque tir m’inspirait, propagé partout autour de nous par l’écho qui brisait le silence paisible de la nuit dans une rafale ininterrompue qui mettait malgré moi mes nerfs à vif.
Pour la première fois de ma vie, j’assistais à une véritable guerre. Et rien ne me terrifiait plus que la réalisation que nous seuls pouvions y mettre un terme.
Recroquevillée contre Jose, j’observai Tarrus poser une main sur une pierre à peine aussi large que son poing et la faire pivoter plusieurs fois dans les deux sens, dévoilant après quelques instants une trappe secrète cachée sous le rocher qui nous servait de refuge.
S’engouffrant sans hésitation dans l’étroit couloir qui s’ouvrait à nous, ils nous fit signe de le suivre, mais je retins Jose d’une main, de plus en plus troublée.
VISALA : Comment pouvais-tu connaître le code ?
TARRUS : Est-ce que tu préfères rester ici ?
Nous nous défiâmes brièvement du regard, et je ne vis d’abord sur son visage que son habituelle assurance, dont j’avais pris l’habitude de me méfier. C’est seulement lorsqu’un cri d’agonie résonna quelque part autour des remparts de la ville que ses yeux me quittèrent l’espace d’une fraction de seconde et trahirent enfin un sentiment que j’avais attendu de voir en lui depuis des heures : la peur.
Je poussai Husker à l’intérieur et m'y précipitai à mon tour, entraînant avec moi Jose, qui referma le passage secret, mettant fin au vacarme infernal du champ de bataille.
Passant devant mes compagnons, je saisis mon arc et une flèche et m’aventurai dans l’obscurité, déterminée à trouver nos amis et obtenir les réponses que je méritais.
Je n’étais certaine que d’une chose : même si cela n’avait pas duré longtemps, Tarrus avait douté.
C’était tout ce dont j’avais besoin.
A suivre...